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Combien pour la planète ?

Les espèces mises à prix

 

Aux Etats-Unis, les « bio-banques » ont ainsi transformé la conservation d’espèces menacées en un véritable business comme le révèle le documentaire « Nature, nouvel eldorado de la finance », signé Sandrine Feydel et Denis Delestrac. Créées sur le modèle des mitigation banks, ces banques de compensation pour la préservation des zones humides apparues dans les années 1970, les « bio-banques » (ou banques de biodiversité) sont fondées sur le principe qu’il faut compenser les dégâts causés à un endroit en finançant la conservation d’une zone comparable. Plus concrètement, un industriel qui souhaite mettre en place une activité néfaste pour l’habitat d’une espèce peut acheter des actions auprès d’une bio-banque : grâce à ces actions, il compense ainsi son impact en investissant dans la protection de l’espèce. « On soulage les clients de leur responsabilité, c’est comme un certificat de bonne volonté », affirme le patron de Wildlands, la plus grosse bio-banque d’Amérique de l’Ouest dont le chiffre d’affaires annuel s’élève à plus de 40 millions de dollars. De son côté, la Vulcan Materials Company fait aussi de bonnes affaires : le prix d’une action « mouche amoureuse des sables » se situerait entre 100 000 et 150 000 dollars. « C’est une espèce rare qui vit sur un territoire rare, c’est un bon investissement financier », confirme le directeur.

 

Mais la démarche de ces banques soulève un problème éthique : en mettant un prix sur une espèce plutôt qu’une autre en fonction de son potentiel lucratif, les bio-banques, s’autoproclamant « banques de conservation », s’octroient le pouvoir de décider quelle espèce mérite d’être protégée et quelle espèce mérite de s’éteindre.

 

 
La compensation carbone

 

Ce système de compensation n’est pas sans rappeler celui du mécanisme de développement propre (MDP), élaboré dans le cadre du protocole de Kyoto pour apporter plus de flexibilité dans la lutte contre le changement climatique. A travers ce mécanisme économique, les pays industrialisés, tenus de réduire leurs émissions de gaz à effet de serre (GES), peuvent contribuer à la mise en place de projets ou de technologies visant à réduire ou éviter des émissions dans des pays en développement et obtenir en échange des crédits. Ils sont alors autorisés à vendre ces crédits sur le marché ou à les utiliser pour remplir leurs propres engagements de réduction d’émissions de GES : c’est ce qu’on appelle la « compensation carbone ».

 

Or, si le principe semble être fondé sur une logique gagnant-gagnant, le MDP a fait l’objet de multiples critiques, et ce pour au moins trois raisons. 1) La réduction des émissions de GES n’a pas toujours été avérée dans les pays en développement. 2)  Ce mécanisme a très peu incité les entreprises des pays développés à investir dans des projets domestiques pour limiter leur production de CO2, puisque financer des actions dans un pays en développement (planter des arbres pour créer un puits de carbone, par exemple) leur coûtait de toute façon moins cher. 3) Il a parfois donné lieu à des projets très controversés d’un point de vue environnemental et social tels que la plantation de forêts dans les pays du Sud se traduisant en réalité par des monocultures d’arbres (eucalyptus, pins transgéniques) qui « détruisent les écosystèmes et les agricultures vivrières, provoquent l’exode rural et le chômage [chez les populations locales] et épuisent les sols et les ressources en eau »[1].

 

 
L’échec du marché du CO2

 

Si l’on reste sur l’exemple de la lutte contre le réchauffement climatique, la théorie de l’offre et de la demande appliquée aux marchés d’échange de quotas d’émission de GES s’est jusqu’ici révélée un échec. Le marché du carbone européen fonctionne sur un système de cap and trade[2]. Un plafond d’émissions est fixé de façon centralisée et des quotas sont alloués aux différents secteurs d’activité. Les industriels qui n’utilisent pas la totalité de leurs quotas peuvent les revendre sur le marché à d’autres qui auraient épuisé leur stock. De ces échanges résulte un cours de la tonne de CO2 qui, s'il est suffisamment élevé, encourage les entreprises à investir dans des technologies bas carbone pour réduire leurs émissions plutôt que d’acheter des quotas. Problème : les entreprises se sont vues octroyer trop de quotas au lancement du marché en 2005. Puis la crise de 2008 est arrivée, réduisant leur activité et donc leur besoin en quotas d’émission. Résultat : l’offre a été nettement supérieure à la demande et le prix du carbone s’est effondré. Après avoir atteint un pic entre 30 et 35 euros la tonne en 2008, il oscille aujourd'hui entre 5 et 7 euros. « Ces prix bas n'ont aucun effet dissuasif sur les pollueurs », souligne Sam Van den Plas, expert climat au WWF-Europe.

 

Un nouveau modèle de société

 

Outre l’efficacité non avérée de la financiarisation de la biodiversité et du climat pour prévenir leur destruction et leur dérèglement, il reste que reconnaître la valeur de la nature, en y associant un prix, n’est pas sans danger. Un des arguments avancés par ses opposants est le risque de déboucher sur la spéculation. Une crainte qui semble justifiée si on pense aux dérives de la spéculation à outrance qui a contribué à généraliser la crise des subprimes en 2008 en crise économique mondiale.

 

Alors que l’ancien ministre chargé du Développement Pascal Canfin soutient que dans le système actuel « ce qui n’est pas compté, ne compte pas », les auteurs du livre Le Capital Vert, Christian De Perthuis et Pierre-André Jouvet, concèdent : « Nous pouvons regretter qu’il faille mettre un prix […] à toute chose pour qu’elle soit prise en compte. Mais sauf à modifier en profondeur le fonctionnement de nos sociétés, nous devons nous y résoudre ».

 

Changer le modèle de nos sociétés, n’est-ce pas justement la clef ? Face à la mise à prix de la nature et du climat et ce mouvement visant à jeter leur sort entre les mains des marchés financiers, une alternative se profile à l’horizon : la conversion écologique de l’économie. Si la Programmation pluriannuelle de l’énergie parvient à décliner les orientations de la loi de transition énergétique vers un modèle plus sobre et moins polluant, source d’emplois et d’innovations, elle constituera une première pierre pour nous engager sur cette voie.

 

Isabelle Gasquet

 

[1] Azam G., Combes M., Bonneuil C., La nature n’a pas de prix. Les méprises de l’économie verte, Éditions Les liens qui libèrent, 2012.

[2] Système de plafonnement et d’échange des émissions

 

 

Bibliographie & webographie

 

Azam G., Combes M., Bonneuil C., La nature n’a pas de prix. Les méprises de l’économie verte, Éditions Les liens qui libèrent, 2012.

 

Bayon R., “Biodiversity Banking: A Primer”, Ecosystem Marketplace, 2008. Consulté le 25/03/15.

http://www.ecosystemmarketplace.com/pages/dynamic/article.page.php?page_id=5617

 

Criqui P., Faraco B., Grandjean A., Les États et le carbone, Presses universitaires de France, 2009.

 

Feydel S., Delestrac D., Nature, le nouvel eldorado de la finance (documentaire), 2014.

 

Gadrey J., « Préserver la nature en lui donnant un prix ? », Le Blog de Jean Gadrey, 2013.

Consulté le 24/03/15.

http://alternatives-economiques.fr/blogs/gadrey/2013/10/05/preserver-la-nature-en-lui-donnant-un-prix-ou-une-valeur-monetaire-1-le-decor/

 

Perthuis C. de, Et pour quelques degrés de plus... : changement climatique incertitudes et choix économiques, Pearson Education France, 2° édition 2010.

 

Perthuis C. de, Jouvet P.A., Le capital vert. Une nouvelle perspective de croissance, Odile Jacob, 2013.

 

 

Quelle est la valeur de la nature ? Faut-il vraiment lui donner un prix pour pouvoir la protéger? C’est ce qu’une vague d’acteurs libéraux semble affirmer, à l’instar de l’économiste Pavan Sukhdev, ambassadeur de bonne volonté  du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) et auteur d’un rapport sur l’économie des écosystèmes et de la biodiversité. Sa thèse : le problème viendrait du fait que la nature est gratuite et seule l’économie de marché serait en mesure de la sauver. Il faudrait donc l’intégrer pleinement dans la loi de l’offre et de la demande.

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