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Poids des questions sociale et environnementale dans les économies émergentes

 

La contestation au Brésil à travers le cas du barrage de Belo Monte

 

Par Isabelle Gasquet

 

 

Le bassin du fleuve Xingu au cœur de l’Amazonie du nord au Brésil est depuis près de 40 ans le théâtre d’un conflit retentissant autour du projet de barrage de Belo Monte, destiné à devenir le deuxième du pays et le troisième au monde avec une puissance installée de 11 233 MW. Ce barrage, symbole du développement national et projet phare du programme d’accélération de la croissance (PAC) du gouvernement (Jaichand, Sampaio 2013), est aussi devenu le symbole de la contestation des peuples autochtones et des ONG nationales et internationales en raison de ses importants impacts sociaux et environnementaux. Malgré plusieurs suspensions du projet et actions en justice dont certaines procédures ne sont pas encore terminées, la licence a été accordée en juin 2011 et la construction du barrage est actuellement en cours.

 

Alors que le chantier est maintenant bien lancé, cette bataille de plusieurs décennies soulève la question de la prise en compte et de la gestion des impacts socio-environnementaux du barrage, et plus largement des grands projets hydroélectriques, par le gouvernement brésilien. Quelle place un pays émergent comme le Brésil,  tourné vers la croissance et le développement, accorde-t-il aux peuples autochtones et à l’environnement ? Et quel poids ont-ils face à d’importants enjeux économiques ?

 

 

L’un des problèmes majeurs soulevés par les opposants au projet mais également par la communauté scientifique est son impact direct et néfaste sur les peuples autochtones. Bien que le barrage et sa retenue d’eau ne soient pas directement situés sur les terres indigènes, le bouleversement écologique qui découlera du projet affectera le mode de vie, la culture, voire la survie de plusieurs ethnies. Selon les études, le barrage de Belo Monte réduira le débit du Xingu, asséchant le fleuve en aval sur une zone d’environ 100 km. Cela causera non seulement une diminution conséquente des espèces de poissons, menaçant une des principales sources d’alimentation et de commerce pour les peuples autochtones, et accentuera l’isolement de ces derniers qui ne pourront plus emprunter la voie fluviale (Khatri, 2014).

 

Le gouvernement brésilien a reconnu que le barrage aurait une incidence sur la capacité des populations indigènes à maintenir leur mode de vie traditionnel et a ordonné à l’opérateur du chantier Norte Energia, il y a trois ans, de lancer un plan d’urgence pour compenser ces impacts. Toutefois, ces programmes se sont en réalité transformés en vastes opérations de gratification matérielle par le biais d’ordinateurs, d’écrans plasma et de véhicules qui ont causé des dissensions parmi les villages indigènes, créant petit à petit une dépendance envers ces nouveaux biens et les éloignant de leurs cultures ancestrales (Watts, 2014). Cette mesure ressemble davantage à une décision destinée à apaiser les tensions qu’à une réelle volonté de gérer de façon réfléchie les impacts sur les populations locales. Depuis que le projet a vu le jour en 1975, les gouvernements successifs n’ont d’ailleurs montré que peu d’égards envers les intérêts des peuples autochtones. A travers une analyse poussée s’appuyant sur des textes officiels, plusieurs chercheurs ont mis en avant la violation des droits des communautés indigènes (Jaichand & Sampaio, 2013 ; Khatri, 2014) par l’Etat brésilien, à commencer par l’absence de consultation. Selon l’article 19 de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones (2007), un Etat doit « coopérer de bonne foi avec les [parties intéressées] » avant de prendre des mesures susceptibles de les affecter. De même, la constitution brésilienne exige de l’Etat une consultation préalable des parties concernées. Or, dans le cas de Belo Monte, hormis quelques réunions d’information organisées de manière controversée, l’Etat n’a pas engagé de discussions avec ces populations et a ainsi nié leur droit au consentement libre, préalable et éclairé. Le 13 juillet 2005, le Congrès National a approuvé la construction du barrage sans avoir mené le moindre débat sur la question des peuples autochtones (Fearnside, 2006).

 

Le fait que les décideurs politiques aient jugé qu’il n’était pas nécessaire de consulter les peuples indigènes et de les inviter à prendre part aux discussions montre que ces acteurs ne sont pas considérés comme des parties prenantes par le gouvernement, bien qu’ils soient directement impliqués. Pourtant, le mouvement contestataire qu’ils ont réussi à mettre en place fait d’eux des parties prenantes à part entière : même s’ils n’ont pas remporté la bataille finale, ils sont parvenus à paralyser le projet à plusieurs reprises, notamment par la voie juridique. L’attitude du gouvernement brésilien à l’égard des peuples indigènes soulève ainsi d’importantes interrogations sur le rôle d’un Etat envers ses minorités. Alors même que l’un des arguments en faveur de la construction du barrage est la réduction des inégalités, le risque est au contraire de les augmenter pour les peuples autochtones. Comme Jaichand et Sampaio (2013) le font remarquer en s’appuyant sur un article de Xanthaki (2007), lorsque les décisions d’un groupe dominant mettent en péril la survie d’une minorité, celles-ci devraient se voir accorder des droits spécifiques pour « garantir l’égalité des circonstances et réduire [leur] vulnérabilité ».

 

D’un point de vue environnemental, l’historique des grands projets hydroélectriques au Brésil démontre la faible importance des études d’impact dans les processus d’autorisation de construction. Fearnside (2006) rappelle le cas du barrage de Balbina dont la retenue d’eau devait être remplie jusqu’à 46 mètres au lieu des 50 initialement prévus en attendant les études environnementales destinées à mesurer la qualité de l’eau sur plusieurs années. Finalement, le réservoir avait été rempli directement jusqu’à 50 mètres. Pour Belo Monte, l’étude d’impact environnemental a été confiée en 2002 à l’organisation d’intérêt publique FADESP (Fondation pour le soutien et le développement de la recherche). A cette époque, la Fondation avait déjà produit des études de ce type pour deux autres projets qui avaient été rejetées par IBAMA (Institut brésilien de l’Environnement et des Ressources naturelles) en raison de nombreuses inconsistances et tentatives de dissimulation d’informations (Fearnside, 2006). Le scénario pourrait bien s’être répété puisqu’en 2009 un panel d’experts a publié une analyse critique de l’étude d’impact environnemental de Belo Monte, spécifiant que les conséquences négatives du projet avaient été largement sous-estimées. Le barrage aura vraisemblablement un impact destructeur et irréversible sur la biodiversité, en particulier dans la zone du Xingu connue sous le nom de « Grande Boucle », l’une des plus importantes du bassin amazonien en termes de diversité de la faune et la flore. Les espèces marines et végétales sont en effet dépendantes des grandes variations du flux saisonnier du fleuve. Des études d’impact sur cette biodiversité mesurent les pertes des formations végétales pionnières poussant sur les rives à 68,7% dans la zone où le débit du fleuve sera réduit et les disparitions de poissons à plusieurs millions (Cunha & Valle Ferreira, 2012 ; Belo Monte Experts Panel Report, 2009).

Le manque de transparence et de rigueur dans les mécanismes d’évaluation tend à laisser penser que l’impact environnemental des grands projets d’infrastructure reste une question secondaire pour les décideurs politiques.

 

De plus, le gouvernement a érigé le projet de Belo Monte en un modèle d’énergie propre qui permettra au Brésil de respecter ses engagements internationaux de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Si l’hydroélectricité est sans aucun doute une énergie renouvelable, les recherches scientifiques ne s’accordent pas sur un impact négligeable sur le changement climatique. Au cours de ses recherches sur différents projets de barrages brésiliens, Fearnside (2002 ; 2005) a mis en avant les émissions de méthane, un gaz à effet de serre 25 fois plus puissant que le CO2. Selon plusieurs études, les émissions de méthane issues des retenues d’eau des barrages pourraient en outre être plus importantes dans les régions tropicales et équatoriales (Demarty & Bastien, 2011). Par ailleurs, les pays du Sud auraient jusqu’ici eu tendance à augmenter l’offre d’énergie plutôt que de chercher à en réduire la demande (Sousa Junior & Reid, 2010). Or, dans leur étude, Calili et al. (2014) mettent en avant les économies que le Brésil pourrait faire, aussi bien en termes de coûts que d’émissions de CO2, en mettant en place les politiques d’efficacité énergétique contenues dans le Plan national d’efficacité énergétique lancé en 2011, et ce notamment par rapport à un projet comme celui de Belo Monte.

 

 

Les implications sociales et environnementales et leur prise en considération relative par l’Etat brésilien poussent à évaluer les bénéfices du barrage. Le Brésil défend le projet de Belo Monte à travers deux principaux arguments : la création d’emplois et la demande croissante en énergie de la population. Si l’on s’arrête d’abord sur l’argument de l’emploi, qui apparaît comme un bénéfice social majeur, on s’aperçoit qu’il n’est pas aussi affirmé que les discours officiels laissent paraître. Selon des études menées par le gouvernement, le barrage pourrait attirer 100 000 personnes cherchant du travail alors que le chantier ne pourrait en employer que 19 000 environ (Khatri, 2014). Un tel afflux risque surtout d’engendrer une pression accrue sur les ressources naturelles, affectant à la fois les populations autochtones et l’environnement. Si l’on considère maintenant l’aspect énergétique, le barrage servirait surtout à alimenter le secteur minier (aluminium, manganèse, fer). La Chine a d’ailleurs mené des investissements conséquents dans les usines brésiliennes d’extraction de l’alumine (Hall & Bradford, 2012 ; Fearnside, 2006). Les enjeux économiques sous-jacents contribuent donc à expliquer la pression politique en faveur du projet.

 

Dans le cas de Belo Monte, la question sociale et la question environnementale sont intimement liées puisque le mode de vie des peuples indigènes dépend de leur environnement. Le barrage fait planer une menace sur des équilibres sociaux et environnementaux interconnectés et fragiles. Le problème exposé avec cet exemple est que les grands projets hydroélectriques au Brésil semblent être imposés par le haut au détriment des populations autochtones et de l’environnement. Dans une perspective de développement durable, une remise à plat de la politique énergétique engageant toutes les parties prenantes et intégrant les aspects économiques, sociaux, environnementaux et spatiaux pourrait être une option.

 

Par Isabelle Gasquet

 

 


Bibliographie

 

Calili R.F., Souza R.C., Galli A., Armstrong M. & Marcato A.L.M. (2014). “Estimating the cost savings and avoided CO2 emissions in Brazil by implementing energy efficient policies.” Energy Policy 67: 4-15. doi:10.1016/j.enpol.2013.09.071

 

Cunha D.A. & Valle Ferreira L. (2012). “Impacts of the Belo Monte Hydroelectric Dam

Construction on Pioneer Vegetation Formations along the Xingu River, Pará State, Brazil.” Brazilian Journal of Botany 35 (2): 159–67. doi:10.1590/S0100-84042012000200005.

 

Demarty M. & Bastien J. (2011). “GHG Emissions from Hydroelectric Reservoirs in Tropical and Equatorial Regions: Review of 20 Years of CH4 Emission Measurements.” Energy Policy 39 (7): 4197–4206. doi:10.1016/j.enpol.2011.04.033.

 

Fearnside P.M. (2002). “Greenhouse gas emissions from a hydroelectric reservoir

(Brazil’s Tucurui Dam) and the energy policy implications.” Water Air and Soil

Pollution 133 (1–4), 69–96.

 

Fearnside P.M. (2005). “Do hydroelectric dams mitigate global warming? The case of

Brazil’s Curua-Una Dam.” Mitigation and Adaptation Strategies for Global

Change 10 (4), 675–691. doi:10.1007/s11027-005-7303-7.

 

Fearnside P.M. (2006). “Dams in the Amazon: Belo Monte and Brazil’s Hydroelectric Development of the Xingu River Basin.” Environmental Management 38 (1): 16–27. doi:10.1007/s00267-005-0113-6.

 

Hall A. & Bradford S. (2012). “Development, dams and Dilma: the saga of Belo Monte.” Critical Sociology, 38 (6). pp. 851-862. ISSN 0896-9205

DOI: 10.1177/0896920512440712

 

Jaichand V. & Sampaio A.A. (2013). “Dam and Be Damned: The Adverse Impacts of Belo Monte on Indigenous Peoples in Brazil.” Human Rights Quarterly 35 (2): 408–47. doi:10.1353/hrq.2013.0023.

hatri U. (2014). “Indigenous peoples' right to free, prior, and informed consent in the context of state-sponsored development: the new standard set by Sarayaku v. Ecuador and its potential to delegitimize the Belo Monte Dam.” American University International Law Review 29 (1): 165–207.

 

Sousa Junior W.C. & Reid J. (2010). “Uncertainties in the Amazon hydropower development: Risk scenarios and environmental issues around the Belo Monte dam.” Water Alternatives 3(2): 249-268.

 

Xanthaki A. (2007). “Indigenous Rights and the United Nations Standards: Self-Determination.” Culture and Land 259.

 

Webographie

 

International Rivers (2009). “Belo Monte Experts Panel Report” Consulté le 02/01. http://www.internationalrivers.org/files/attached-files/exec_summary_english.pdf

 

Nations Unies (2007). “Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones”.

http://www.un.org/esa/socdev/unpfii/documents/DRIPS_fr.pdf

 

Watts, J. (2014). “Belo Monte, Brazil: The tribes living in the shadow of a megadam.” The Guardian. Consulté le 02/01/15.

http://www.theguardian.com/environment/2014/dec/16/belo-monte-brazil-tribes-living-in-shadow-megadam

 

 

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