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La place de la santé environnementale dans le développement durable

D’après la Conférence de Régine Boutrais, (Anses)

Responsable du développement des relations avec les parties prenantes,

Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail

17 octobre 2015

 

Par Marie Gerrer et Marie Vabre

Selon la définition de l’Organisation mondiale de la santé : « La santé est un état complet de bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d'infirmité Â»[1]. Mais la notion de bien-être est si différente en fonction des facteurs spatiaux et culturels qu’il paraît difficile de se contenter de cette définition. Pour Amartya Sen, « il est aisé de voir que le bien-être de quelqu’un doit dépendre profondément de la nature de son existence (…) Savoir si, oui ou non, elle est bien nourrie, en bonne santé, etc. a nécessairement une importance intrinsèque dans la qualité de sa vie Â»[2]. La « capabilité Â» et « la liberté d’accomplir son bien-être Â» entrent alors en jeux.

 

Le capital santé pourrait être intégré à un indice du bien-être économique soutenable (Nordhaus et Tobin)[3]. La « Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social Â» des Professeurs Stiglitz, Sen et Fitoussi avait justement pour objet de déterminer les limites du PIB classique et d’évaluer de nouvelles méthodes de mesure, en prenant en considération la santé (entres autres critères).[4] Les nouveaux indicateurs de prospérité (NIP) n’ont toujours pas été adoptés en France, malgré la multiplication des travaux en ce sens.[5]

 

Cependant, des progrès ont été opérés sur la prise en considération de la santé environnementale des citoyens, depuis l’entrée en vigueur de la Convention d’Arrhus[6], en 2002. Ses trois piliers : l’accès à l’information, la participation du public, l’accès à des actions judiciaire et administratives. La convention énonce : « le droit de chacun dans les générations présentes et futures, de vivre dans un environnement propre à assurer sa santé et son bien-être Â». Un droit qui n’est pas sans rappeler la définition floue et ambiguë du développement durable par la commission Brundtland[7] et qui est rarement opposable en pratique.

 

Tout comme pour la protection de l’environnement, il existe différentes approches pour traiter les questions de santé environnementales. Les catastrophes de Tchernobyl, Bhopal ou encore Seveso ont modifié profondément notre vision du risque chimique. Vingt ans après la première publication de La société du risque d’Ulrich Beck, le polymorphisme des substances qui constituent les produits et la diversité des vecteurs (air, sol, eau et alimentation) laissent peu de doute sur les risques sanitaires généralisés, accrus par la mondialisation. De nombreux acteurs s’accordent sur une recrudescence des pathologies environnementales, dues aux perturbateurs endocriniens[8].

 

Le constat est simple, les risques sont présents tout au long de la chaîne : extraction ou R&D, fabrication, transformation, distribution. Selon l’ANSES, 10% des salariés sont exposés à des substances chimiques. L’amélioration de la sécurité industrielle, de la prise en compte du risque chimique par les législations, la prévention de l’exposition des populations et des travailleurs aux polluants sont autant de pistes à approfondir. Mais, il est impossible de nier qu’il existe une véritable tension entre la déclaration du risque et le maintien de l’emploi. Des témoignages ont révélé que certains salariés qui travaillaient au contact de l’amiante ne tenaient pas à ce que l’information sorte, au risque de perdre leur emploi.Le 3e Plan national Santé Environnement (2015 – 2019) témoigne de la volonté du gouvernement de réduire les impacts des facteurs environnementaux sur la santé.

 

Beaucoup d’associations luttent contre les problèmes de santé liés à l’environnement. Plutôt qu’une action a posteriori, il vaudrait mieux agir en amont mais cela impliquerait donc de profonds changements dans nos modes de production industriels et de manière plus large, dans nos modes de développement.Il est de plus en plus difficile de démontrer l’impact sur l’environnement des pollutions. Elles sont aujourd’hui beaucoup moins visibles qu’auparavant et les produits chimiques ont une action plus insidieuse. Les associations de consommateurs nous alertent de plus en plus sur lesrisquesdes substances chimiques et des technologiesLes ONG environnementalistes jouent également un rôle important dans la communication au grand public de potentiels dangers. Les associations de malades, quant à elles, traitent des aspects curatifs ou des demandes de compensations financières. Les associations sont, le plus souvent, dans un mode d’action a posteriori.

 

Pour limiter réellement les dangers liés à ce qui nous entoure de manière globale : l’air que nous respirons, notre nourriture, nos vêtements, les objets que nous utilisons, il faut agir à la source. C’est l’objectif de la Directive européenne REACH, système d'enregistrement, d'évaluation et d'autorisation des substances chimiques dans l‘Union Européenne, système qui permet de limiter voire d’interdire des substances chimiques dangereuses. Cependant ce système rencontre plusieurs freins de différentes natures : les articles, contrairement aux substances et aux mélanges, ne sont pas soumis à des obligations d’enregistrement.La science a ses limites : évaluer la dangerosité d’une substance s’avère très complexe. Certains dangers ne peuvent être mis en évidence que plusieurs années après la première utilisation. De plus, il est parfois difficile de savoir précisément quelle substance est en cause, car les phénomènes mis en jeu sont multiples : accumulation de faibles doses au fil du temps, interactions entre plusieurs substances... Par ailleurs, REACH ne prend en compte que les substances chimiques or les dangers sont aussi dans certains agents physiques : ondes électromagnétiques, nanomatériaux…Finalement, lorsque l’on remplace une substance dangereuse, on est rarement certain de l’innocuité de la nouvelle molécule.

 

La tentation pourrait également être, pour se protéger, de n’utiliser que des produits et des matières biologiques, mais ce champ n’est pas non plus exempt de risques.Il n’y a donc pas de solution technique miracle. Les véritables changements devraient être effectué à plusieurs niveaux : dans la manière dont sont développés, conçus et commercialisés un nouveau produit ou une nouvelle technologie. Les risques possibles et probables doivent être étudiés prioritairement, qu’ils soient pour la santé et/ou pour l’environnement, et/ou pour le climat. Les industriels devraient placer cette priorité avant les bénéfices espérés et tenir compte des externalités possibles non seulement pour les consommateurs, mais aussi pour leurs salariés, bref pour l’ensemble de la population. Il s’agirait d’un véritable basculement de paradigme.Et ces changements ne seront réalisables sans l’implication des décideurs politiques.

 

Même avec de telles précautions, on est susceptible de se heurter aux incertitudes scientifiques et aux difficultés de mise en Å“uvre : comment réellement savoir ce qui se passe chez le sous-traitant ? Par ailleurs, l’enjeu est grand pour les PME qui n’ont pas l’infrastructure nécessaire.Aujourd’hui nous sommes encore loin de ces changements ; les études d’impact ne sont pas suffisantes. Dans le budget consacré aux recherches sur les nanomatériaux : 98% est alloué à la R&D et 2% à l’étude des impacts.« Sur les 140 000 produits chimiques présents sur le marché actuellement (dans le monde), seule une petite fraction a été soigneusement évaluée afin de déterminer ses effets sur la santé humaine et l'environnement », note un rapport du Global Chemicals Outlook (Towards sound management of chemicals, GCO, 2012).

 

C’est peut-être une crise sanitaire qui entraînera un basculement de paradigme, soulève Régine Boutrais. En effet, c’est aussi la question des modes de production industrielle qui est soulevée, et plus globalement, celle des modes de développement économique. La santé en milieu professionnel est un réel enjeu économique et social, et on peut se demander si ce n’est pas le parent pauvre du pilier social du développement durable. Une gestion plus durable de l’entreprise consisterait à passer d’un management au service de la compétitivité financière, à un modèle de développement économique, remettant la dimension humaine au cÅ“ur de la productivité. C’est de la morale du care[9] dont il est question et donc du « souci des Autres Â»[10].

 

 

 

[1]Préambule à la « Constitution de l'Organisation mondiale de la Santé Â», tel qu'adopté par la Conférence internationale sur la Santé, New York, 19-22 juin 1946; signé le 22 juillet 1946 par les représentants de 61 Etats. 1946; (Actes officiels de l'Organisation mondiale de la Santé, n°. 2, p. 100) et entré en vigueur le 7 avril 1948.

 

[2]SEN Amartya, « Repenser l’inégalité Â», P. 76, Editions du seuil, 2000 pour la traduction en langue française. ISBN : 978-2-7578-2625-6.

 

[3]Nordhaus W., Tobin J., « Is Growth Obsolete ? » in , The Measurement of Economic and Social Performance,Studies in Income and Wealth, National Bureau of Economic Reasearch, vol.38, 1973.

 

[4]STIGLITZ Joseph E., SEN Amartya, FITOUSSI Jean-Paul, « Rapport de la Commission sur la mesure des performances

économiques et du progrès social Â», Septembre 2009.

URL : www.stiglitz-sen-fitoussi.fr

 

[5] Ducos Géraldine, en collaboration avec Barreau Blandine, « Quels indicateurs pour mesurer la qualité de croissance ? Â». France Stratégie (Département Développement Durable) Septembre 2014.

Thiry Géralsine, Roman Philippe, « De nouveaux indicateurs de prospérité pour orienter la transition écologique et sociale Â», Les Mardis de l’avenir, 3 mars 2015.

 

[6] Commission économique pour l’Europe, « La Convention d’Arrhus : guide d’application Â», Nations Unies, New York et Genève, 2000.

 

[7] Pesqueux Yvon, « Le développement durable : une théorie floue et ambiguë Â», intervention dans le cadre du Master Développement Durable et Organisations, Université Paris-Dauphine, Septembre 2014.

 

[8] Dr Spiroux Joël, « Pathologies environnementales Â», Editions J.Lyon, Paris 2007, ISBN 978-2-84319-159-6.

 

[9] C. Gilligan, une voix différente, Flammation, collection « champ essais Â», Paris, 2008 (In a Different Voice : Psychological Theory and Women’s Development, Harvard University Press, 1982)

 

[10] Pesqueux Yvon, Ibid.

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